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17 mars 2013

Après le Livre des nuits, nous retrouvons Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup et sa descendance. La Deuxième Guerre mondiale est finie et les pertes ont été terribles pour Nuit-d’Or. Hélas, la mort n’a pas fini de frapper Terre-Noire : le premier disparu est Petit-Tambour, celui qui annonçait la fin du conflit et le retour des hommes. Abattu par la balle perdue d’un chasseur, le petit garçon emporte dans la tombe la raison de sa mère et de son père. Reste alors Charles-Victor, son petit-frère en qui naissent un cri et une colère qui se mueront progressivement en haine et en solitude farouches. « Car il venait en un instant d’être trahi par tous. Le frère mort, la mère folle, le père en larmes. Nul n’avait pas donc souci de lui ? » (p. 24)

Le petit garçon décide alors de vivre seul, d’être seul maître de lui et d’entretenir sa haine. « C’est ainsi qu’il s’ingéniait à s’entourer d’ennemis imaginaires, à se croire un mal-aimé maudit de tous, plus seul au monde qu’un lézard tout vif dans la glace au cœur d’un désert de neige. » (p. 39) Comme les enfants et les petits-enfants de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, Charles-Victor a reçu en partage une paillette d’or dans l’œil. Mais sa rage épaissit cette marque héréditaire et le garçon devient alors Nuit-d’Ambre. Il n’a de seul amour au monde que sa sœur Baladine, une enfant pleine de grâce et de musique.

Incapable de vivre sur la terre de ses ancêtres, Nuit-d’Ambre monte à Paris et y mène une vie d’études et de violence qui témoigne de « sa faim de la folie humaine. » (p. 198) Dans la capitale, il devient Nuit-d’Ambre-Vent-de-Feu. Plus que tout, il veut se couper de son passé et de son histoire. Électron fou dans un univers qu’il veut rendre le plus cruel possible, Nuit-d’Ambre est un ange noir qui ne sait pas aimer. « Il n’aimait pas les hommes. L’humain l’intriguait. Il ne voyait en l’homme qu’une bête à moitié détournée de son animalité première, à demi fourvoyée hors de la terre et de la boue. Une bête devenue monstrueuse pour être entrée en mutation inachevée, – avec son ventre de requin, son sexe magique de totem, son cœur imprévisible de licorne, tantôt si tendre tantôt si cruelle, et son cou si grotesquement contorsionné vers les abîmes du ciel. » (p. 203) Nuit-d’Ambre ne sait pas aimer et il détruit à plaisir la vie et la confiance. Jusqu’au jour où un ange le rattrapera et fera retomber sur lui tout le poids de sa haine.

À Terre-Noire, il y a aussi Thadée qui est revenu des camps avec les deux enfants d’un camarade de douleur, Chlomo et Tsipele. Il y a toujours Mathilde, première fille de Nuit-d’Or, barricadée pour toujours dans son rôle de vierge froide. Il y a Rose-Héloïse qui a quitté le couvent après la mort de sa sœur et qui attend le retour de Crève-Cœur, l’enfant qu’elle a recueilli et qui a laissé sa raison en Algérie, sur la tombe d’un berger torturé. Et, un peu plus loin sur le domaine, Nuit-d’Or n’arrive pas à oublier Ruth et leurs enfants, disparus dans un camp de la mort. Hanté par sa douleur, il vit en sauvage avec Mahaut, une femme à moitié folle. De l’union de leurs deux solitudes blessées sont nés Septembre et Octobre, deux étranges enfants qui grandissent seuls dans une serre.

Avec Nuit-d’Ambre, Sylvie Germain écrit d’autres nuits qui sont autant d’âges mythologiques où l’homme se révèle toujours plus mauvais et plus sordide. Dans ce deuxième volet, l’auteure use avec génie du bas corporel et illustre à merveille la fureur sous toutes ses formes. Cette fureur confine à l’hybris, à l’orgueil fou et sans limites. Sur les bords de la Meuse, la terre est noire du sang qui y a coulé et des douleurs qui ne cessent d’y éclore. Et l’on se demande quand la fureur retombera et quand la haine sera enfin lavée. « La guerre pouvait bien changer de lieu, changer de forme, d’armes et de soldat, son enjeu demeurait éternellement le même, – il serait demandé à chaque fois et à chacun compte de l’âme de l’homme. » (p. 144 & 145)

Comme dans le premier roman de Sylvie Germain, j’ai retrouvé avec plaisir le besoin de nommer, voire de surnommer les choses et les êtres, dans une dynamique sans cesse renouvelée de créer et de remodeler le monde. Et dans la même idée, la généalogie s’oppose aux liens que chacun se crée : les branches de l’arbre familial se réorganisent et les enfants deviennent les parents des ancêtres. Sylvie Germain manie le réalisme magique avec un art parfaitement maîtrisé et entraîne son lecteur dans un univers aux frontières du réel, la tête dans les étoiles qui peuple les yeux des enfants de Nuit-d’Or et les pieds dans la terre noire d’où l’homme est né de toute éternité.

J’ai préféré Le livre des nuits, mais Nuit-d’Ambre poursuit à merveille la saga initiée sur une péniche. Je ne peux que vous conseiller cette sublime histoire, à la fois poétique et violente !

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11 mars 2013

Roman graphique de Melchior-Durand et Bachelier, adapté du roman éponyme de Francis Scott Fitzgerald.

L’histoire est la même. Nick Carraway a pour voisin le mystérieux Jay Gatsby qui donne des fêtes somptueuses dans sa villa. Nick est le cousin de Daisy Buchanan, jeune femme très sensible dont le mari, Tom, dissimule à peine sa liaison avec une autre. Tout est là : les voitures, la vitesse, la chaleur, le drame. La seule différence, c’est le temps et le lieu de l’action. Nous ne sommes plus dans la riche périphérie new-yorkaise des années 1920. Nous sommes en Asie, probablement à Shanghai, à l’aube du 21° siècle.


Ce dépaysement littéraire était-il utile ? Non. Oui. Je ne sais pas. J’ai retrouvé avec plaisir la tragédie de Fitzgerald et le désespoir sublime de Gatsby. « Il devait avoir en lui quelque chose de magique, un don prodigieux pour l’espoir… Une aptitude au romanesque que je n’avais jamais rencontrée chez personne et que je ne pense pas rencontrer de nouveau. Oui, vraiment, Gatsby s’est montré parfait jusqu’à la fin. » (p. 5) En chair et en image, le personnage a toujours son aura mystérieuse et irrésistible. Nick Carraway est toujours cet émissaire triste et détaché qui ne sait s’il doit soutenir sa cousine ou aider son ami. Quant au couple Buchanan, ils sont tels que Fitzgerald les a voulus. « Tom et Daisy. C’étaient tous deux des insouciants. Ils cassaient les choses et les êtres, puis allaient se mettre à l’abri de leur argent ou de leur prodigieuse insouciance, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer les dégâts qu’ils avaient faits… » (p. 88)

Le changement de lieu et d’époque n’apporte rien à une histoire qui n’a pas besoin d’être révisée. Mais il y a bien quelque chose, finalement, dans l’œuvre de Melchior-Durand et de Bachelier : leur vision de Gatsby le magnifique prouve que cette histoire est atemporelle et que le drame qu’elle porte n’a finalement besoin que d’une scène pour s’accomplir.

Je n’ai pas été vraiment séduite par l’image, entre aquarelle et impressionnisme. Je lui reproche un aspect trop flou. Toutefois, les couleurs sont superbes, très dynamiques.

2013 est décidément l’année des reprises et des adaptations du fabuleux roman de Francis Scott Fitzgerald. Bientôt un film sur les écrans, avec Léonardi di Caprio et Carey Mulligan dans les rôles principaux. Affaire à suivre…

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9 mars 2013

Nouvelle-Orléans, quartier français. Un soir, Blanche Dubois arrive chez sa sœur, Stella, et son beau-frère, Stanley Kowalsky. La jeune femme ne peut se résoudre à la pauvreté du couple et ne cesse de rappeler la richesse qu’elle a connue. Blanche est une femme très sensible, tout en nerfs. « Il faut que je sois avec quelqu’un, je ne peux pas rester seule… parce que comme tu t’en es aperçue, je ne vais pas très bien. » (p. 30) Immédiatement, Stanley prend sa belle-sœur en grippe : il ne succombe pas à ses manières et ne supporte pas ses prétentions aristocratiques. « De la féérie ! C’est ce que je cherche à donner aux autres ! Je veux enjoliver les choses. Je ne dis pas la vérité, je dis ce que devrait être la vérité ! Que je sois damnée si c’est un péché ! » (p. 180) Et surtout, Stanley ne croit pas à son histoire. Il se renseigne et finit par découvrir le honteux secret de Blanche, qui n’est blanche que de nom.

Stanley est clairement une brute sans raffinement et tout dans sa nature s’oppose à la fragilité nerveuse et inquiète de Blanche. La rencontre entre un esprit malade et un esprit brutal ne peut qu’être âpre et violente. Blanche ne supporte pas les attaques et les contrariétés et Stanley ne supporte pas les méandres tortueux du comportement de sa belle-sœur. Tout les oppose, indéniablement, mais la tension sensuelle est palpable, voire épaisse. Blanche a beau crier son dégoût pour la brute que sa sœur a épousé, Stanley a beau se moquer des chichis de sa belle-sœur, quelque chose ne peut que s’enflammer entre eux, qu’ils le veuillent ou non.

Une fois n’est pas coutume, j’ai découvert le livre grâce au film. Marlon Brandon beuglant sa rage et hurlant le nom de sa femme, ça m’a fait un petit quelque chose la première fois que je l’ai entendu ! Et l’acteur sait parfaitement magnifier un t-shirt blanc… La pièce de Tennessee Williams est superbe, mais les didascalies ont fini par m’épuiser. L’auteur a une idée très claire de son texte et de la mise en scène qu’il veut. Mais l’abondance d’indications scéniques m’a lassée puisque les dialogues y sont presque noyés. Ici se pose donc une question récurrente quand on parle de théâtre : un texte théâtral est-il fait pour être lu ou pour être vu ? Je me garde bien d’y répondre et ne peux que vous inviter à lire le texte et à voir le film de 1951.

MCNaught, Jon / Taboy, Judith

Nobrow

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9 mars 2013

Roman graphique de Jon McNaught.
Nous sommes à Dockwood, petite ville américaine parmi d’autres. Et c’est une journée comme les autres. À la maison de retraite Elmview, le commis de cuisine prépare et distribue les repas des pensionnaires. À la sortie du collège, un jeune garçon effectue sa tournée de distribution de journaux avant de rentrer chez lui pour s’asseoir devant un jeu vidéo.

C’est une journée d’automne parfaitement ordinaire et le quotidien routinier des personnages est à peine ébranlé par la mort d’un pensionnaire ou d’un rongeur sur le bord de la route. Dans les arbres, les oiseaux se regroupent avant de s’envoler vers des climats plus chauds. Les rats fouillent les détritus et les écureuils furètent un peu partout.

Il ne se passe vraiment pas grand-chose dans cette histoire, mais elle m’a bouleversée. C’est une œuvre d’une très grande beauté. L’automne est depuis toujours la saison que je préfère aux autres. J’aime aussi l’hiver, mais moins intensément que cette période de transition.

Dès que j’ai pris en main le roman graphique de Jon McNaught, j’ai été séduite par la qualité de la couverture dont le toucher rappelle le tissu. Ont suivi les pages, douces, épaisses, chaudes. Les cases sont très petites et l’histoire tient à la fois de la planche contact et du story-board. Il y a quelque chose de très dynamique dans ces suites d’images presque identiques, mais il faut ouvrir l’œil. Voilà, la souris est sortie du paquet de biscuit et la feuille s’est détachée de la branche. Chaque case capture un instant, une atmosphère. Et, brusquement, voilà qu’éclate une pleine page. L’automne n’est alors plus un puzzle, mais une symphonie. « Les feuilles comment à changer de couleur. […] Les arbres sont vraiment beaux ! »

Il y a très peu de dialogues et très peu de textes de façon générale. Aucune description. Mais les onomatopées sont nombreuses. Et c’est comme si on plongeait dans cette journée et qu’on en percevait chaque seconde. Une chanson brise momentanément le silence, mais l’automne fait déjà son œuvre en appelant au calme. Le minimalisme du texte s’accompagne d’une économie de couleurs parfaitement maîtrisée. Entre orange sépia, bleu glacé, blanc et noir, l’automne est là, alliant la chaleur de ses couleurs à la fraîcheur, voire la froidure de son air.

Jon McNaught propose une œuvre très contemplative, très douce, un rien mélancolique. Il illustre parfaitement ma vision de l’automne, entre feuilles mouillées, flaques lumineuses et rayons de soleil dans l’air frais. L’arrière-saison est cet entre-deux serein entre deux saisons plus rigoureuses, cette parenthèse suspendue entre l’hystérie des plages et l’effervescence des guirlandes lumineuses. Je le répète : cette œuvre m’a bouleversée. Je vais la garder à portée de main dès que l’automne se fera trop lointain et que l’été écrasera tout de sa chaleur indélicate.

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6 mars 2013

Ce sixième volume s’ouvre immédiatement après la victoire des pistoleros sur les Loups. La Calla a retrouvé sa sérénité sans perdre ses enfants. Mais Susannah/Mia a disparu pour mettre au monde le monstre qu’elle porte depuis des mois. En traversant la porte, elle a emporté la Treizième Noire. Alors que ce qui reste du ka-tet se prépare à partir à sa poursuite, un des Rayons qui soutient la Tour sombre lâche sous l’effet du sinistre travail des Briseurs. Si l’urgence est de retrouver Susannah et de la sauver de l’emprise de Mia, Roland sait également qu’il ne doit plus tarder s’il veut rejoindre la Tour avant qu’elle ne s’effondre.

Susannah/Mia se retrouve à New York en 1999, soit plus de 30 ans après que Susannah en ait été arrachée par Roland. La femme d’Eddie sait lutter contre l’emprise de Detta Walker, mais difficilement contre celle de Mia. La femme est avant tout une mère et elle fera tout pour sauver et garder son p’tit gars. « L’usurpation de Mia avait gagné toutes les facettes de la personnalité de Susannah, semblait-il, et si Detta Walker était de retour, tellement remontée et prête à en découvre, c’était en grande partie dû à l’intervention de cette inconnue indésirable. » (p. 107) Mais d’où vient cet enfant ? Qui en est le père ? Pourquoi Susannah abrite-t-elle à la fois la mère et l’enfant ? Et qui est Mia ?

Pendant ce temps, croyant suivre Susannah, Roland et Eddie retournent en juillet 1977. « Chacun doit suivre la voie sur laquelle l’engage le ka. » (p. 299) Leur voyage leur permet de retrouver Clavin Tower et de préserver enfin la rose, lumineux pendant de la Tour sombre. Et dans la suite de leur périple vers Susannah, ils rencontrent un étrange écrivain du nom de Stephen King. « Stephen King est-il le Roi Cramoisi de ce monde ? » (p. 212) Roland reconnaît celui qui a écrit son histoire, mais l’auteur démiurge dit n’avoir jamais écrit après le premier volume. C’est donc toute une intrigue qui semble sortie de nulle part puisque l’auteur avoue son impuissance face à la rédaction du roman. « Ça devait être mon ‘Seigneur des anneaux’ à moi, ma grande saga, mon ce-que-vous-voudrez. Un des avantages quand on a vingt-deux ans, c’est qu’on ne manque pas d’ambition. Mais il ne m’a pas fallu longtemps pour voir que c’était tout simplement trop gros pour mon petit cerveau. Trop… je ne sais pas… outrancier ? On peut dire ça, oui. Et puis, […], j’ai perdu le plan. » (p. 351) Et si Stephen King, comme toute chose, servait le Rayon ? Voire s’il était manipulé par le Roi Cramoisi ?

Quant à Jake, le père Callahan (lui-même sorti du roman Salem de Stephen King) et Ote, ils sont sur les traces de Susannah/Mia et espèrent la retrouver avant qu’elle n’accouche de sa monstrueuse progéniture.

Le volume s’achève sur le journal de l’auteur. Réel ou non, il montre comment, entre 1977 et 1999, Stephen King a rechigné, puis s’est investi à plume perdue dans l’écriture de La Tour sombre. Peu à peu, on comprend pourquoi il a laissé tant de temps entre chaque volume. Pour ma part, je suis ravie d’avoir commencé la lecture de ce cycle alors qu’il est achevé, ou presque. Attendre 15 ans entre deux volumes, voilà qui m’aurait rendue folle, d’autant plus que je n’arrive pas à laisser passer 3 jours entre deux tomes… Avec brio, l’auteur interroge le lecteur sur la consistance des personnages : les héros sont-ils des êtres fictifs ou des êtres réels ? Et il se garde bien de donner une réponse.

J’ai beaucoup apprécié ce sixième volume. La délivrance de Susannah/Mia est pleine de rebondissements à venir. Et j’aime voir le personnage de Roland s’assombrir : le pistolero est un héros au sens classique du terme, mais il chevauche en laissant derrière lui des cadavres et en écartant ce qui le détourne de sa voie vers le Rayon. « Il porte autour du cou la culpabilité des mondes comme un cadavre en putréfaction. » (p. 136) Contrairement aux autres volumes, Le chant de Susannah est découpé en couplets. Et la longue mélopée qui entraîne le lecteur a les accents ancestraux des complaintes des femmes en travail. Au terme du volume, comme Susannah/Mia, l’auteur donne le jour à son monstre. Advienne que pourra dans le volume 7 !