La tour sombre

J'ai Lu

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26 janvier 2013

« L’homme en noir fuyait à travers le désert et le pistolero le poursuivait. » (p. 9) Depuis plus de 20 ans, un chasseur et un chassé tracent une marche macabre dans un monde étrange et hostile. « Croyez-vous qu’il y ait une existence après la mort ? […] / Oui. Celle que nous sommes en train de vivre, à mon avis. » (p. 19) Quelle est le sens de cette traque à travers le désert et les montagnes ? Après quelles réponses court le pistolero ? On apprend que l’homme en noir peut ressusciter les morts, qu’il manipule les choses, les évènements, les êtres et les évènements. Est-il un prêtre, un magicien ? Est-il au moins un homme ?

Et d’où vient le pistolero ? Qu’est devenu Roland, l’enfant qu’il a été ? À quoi rime l’entraînement qu’il a suivi avec d’autres garçons ? Furtivement, on sait que son père est mort et qu’il a tué sa mère. Comment ? Pourquoi ? Le pistolero cherche la Tour sombre et il maîtrise le Haut Parler. Il répond à un code d’honneur connu de lui seul. « Il se serait bien passé d’avoir à choisir entre la hantise de son devoir, sa quête et une amoralité criminelle. » (p. 87) À mesure que l’on pénètre dans les souvenirs d’un monde disparu et d’une enfance révolue, on comprend que quelque chose a changé, que l’univers a été bouleversé.

Puis survient Jake. C’est un enfant. Le pistolero l’entraîne dans sa chasse à l’homme, tout en sachant qu’il s’attache ainsi une faiblesse. « Aussi longtemps que tu voyages avec le garçon, l’homme en noir voyage avec ton âme en poche. » (p. 101) En écoutant les maigres souvenirs de l’enfant, on comprend que différents mondes existent en parallèle. Mais quel est l’évènement qui a précipité leur croisement ? Quel est cet avant et qu’est-ce qui a suscité sa perte ?

Beaucoup de questions, n’est-ce pas ? Dans le premier volume de ce qui constitue son œuvre monumentale, Stephen King ouvre tous les possibles et les mystères qu’il sème comme d’autres des cailloux blancs hameçonnent le lecteur et le tiennent en haleine. Je ne m’y attendais pas, mais me voilà complètement séduite par ce western postapocalyptique fantastico-moyenâgeux. Je suis impatiente d’en savoir plus sur la Tour sombre : « La Tour s’élève sur une sorte de centre de connexion. Un carrefour dans le temps. » (p. 155)

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20 janvier 2013

Un samedi, le bus qui va vers Montluçon embarque un jeune homme sans bagage. Au milieu de ses paniers, la veuve Couderc le remarque immédiatement. Ces deux-là n’ont certainement rien de commun, si ce n’est une solitude trop lourde à porter. Et quand la veuve descend du bus, l’homme la suit. Il s’appelle Jean, il a 28 ans, il sort de prison. La veuve Couderc a 45 ans et elle tient seule la maison où elle est entrée gamine comme servante. Après la mort de son époux, le fils de la maison, elle a continué à travailler et à s’occuper de tout, notamment du vieux Couderc.

Sans hésiter, la veuve Couderc, que tout le monde appelle Tati, fait entrer Jean chez elle et lui confie de l’ouvrage. Elle lui ouvre aussi son lit. « Elle l’enveloppait de son regard. Elle prenait possession de lui. Elle n’avait pas peur. Elle tenait à lui faire comprendre qu’elle n’avait pas peur de lui. » Tati n’a pas froid aux yeux et elle sait défendre ses intérêts contre les filles de la maison. Bien que mariées et installées ailleurs, elles crèvent de rage de voir une étrangère régner sur la propriété familiale. Mais Tati a gagné ce droit à force de labeur. Amélie et Françoise, ses belles-sœurs, ont affaire à plus forte partie qu’elles.

Tati n’a peur de rien. « Ce n’est pas un homme qui capable de me faire peur… » Pas un homme, non. Mais une femme peut-être, ou plutôt une fille, presque une gamine. Félicie, sa nièce, est trop jolie et trop peu farouche. Tati se sait vieille, plutôt laide, mais elle veut croire que Jean ne partira pas et qu’il ne touchera pas à la fille. Et comme les œufs mis en couveuse au grenier, il y a quelque chose qui se prépare sourdement à mesure que Jean est rattrapé par ses souvenirs et par une terreur certaine de la justice.

Une fois n’est pas coutume, je suis venue à ce livre par le film de Pierre Granier-Deferre avec Simone Signoret et Alain Delon dans les rôles principaux. L’adaptation est bien éloignée du roman puisque Jean est présenté comme un fugitif qui se cache des forces de l’ordre. La fin est également différente puisque la mort n’est pas octroyée de la même main (et je n’en dirai pas plus !) Georges Simenon présente un personnage masculin rêveur et détaché qui m’a rappelé le Meursault de Camus. Le roman comme le film sont deux très beaux morceaux noirs sur fond de paysannerie avare.

23,20
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19 janvier 2013

1960. Bobby Garfield a 11 ans et sa plus grande préoccupation est d’acheter ce magnifique vélo qui a vu dans une vitrine en ville. Ses amis sont Sully-John et Carol Gerber. Il vit seul avec sa mère, une femme souvent froide, obsédée par l’argent et peu amène avec les hommes. « Il avait peur de sa mère, et pas qu’un peu ; les colères qu’elle piquait et les ressentiments qu’elle pouvait entretenir longtemps n’étaient qu’en partie responsables de cette peur, qui tenait avant tout au sentiment affreux de n’être que peu aimé et au besoin de protéger d’autant plus ce peu d’amour. » (p. 64) Quand Ted Brautigan s’installe dans l’appartement du dessus, Bobby ne sait pas encore qu’il vit son dernier été de petit garçon. Le vieux Ted est obsédé par ceux qui appellent des crapules de bas étage, des hommes vêtus de longs manteaux jaunes qui en ont après lui. Il charge Bobby se garder l’œil ouvert et de lui rapporter toutes sortes d’évènements. Le gamin croit d’abord que Ted est fou, mais peu à peu, le monde semble devenir moins sûr.

1966, université du Maine. Pete Riley est un jeune étudiant boursier qui sait qu’il doit obtenir de bons résultats pour ne pas être recalé et ne pas être appelé par la conscription. La guerre du Vietnam vient de commencer et les consciences commencent à s’échauffer et à protester. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde à l’université. « Lorsque les gens parlent de l’activiste des années soixante, je dois faire un effort pour me rappeler que la majorité de ces mômes avaient traversé cette période de la même façon que Nate. Ils restaient plongés dans leur livre d’histoire, sans lever le nez pendant que l’histoire se produisait autour d’eux. » (p. 364) Ce n’est pas les livres d’histoire qui accaparent toute l’attention de Pete, c’est un jeu de cartes. Dans la salle commune de son dortoir, les résidents s’affrontent dans des parties enragées de chasse-cœur. Pete sait qu’il risque sa bourse à passer ses nuits au milieu des cartes, mais rien ne semble pouvoir le détourner de cette fièvre du jeu, pas même Carol Gerber.

1983. Willie Shearman est un vétéran, héros du Vietnam, qui s’est fait un métier de mendier sur la Cinquième Avenue en prétendant être aveugle. À quelques jours de Noël, on suit toute une journée de cet imposteur qui ne cesse de faire pénitence pour la raclée qui a donné à Carol Gerber quand il était gamin. En outre, il ne peut oublier la guerre et ses horreurs. « Dans la brousse, il fallait parfois quelque chose de mal pour empêcher autre chose de plus mal encore. » (p. 548) Le pire justifie-t-il le mauvais ? C’est ce que Willie ne peut s’empêcher de se demander en serrant un gant de baseball qui n’est pas le sien.

1999. John Sullivan quitte son travail et rentre chez lui. Deux femmes ont marqué sa vie. Il y a Carol Gerber qui fut sa première petite amie. Et il y a cette mama-san qui le suit depuis qu’il a quitté le Vietnam. Certes, il a réussi sa vie, mais les démons de la guerre sont accrochés à son dos, comme à celui de tous les vétérans. « Ceux qui n’ont pas eu de cancer sont alcooliques à mort, et ceux qui ont réussi à laisser tomber la gnôle marchent au Prozac. » (p. 608) Pas de gloire pour les soldats qui ont ravagé le Vietnam, juste des souvenirs aussi collants et brûlants que le napalm.

1999. Bobby Garfield est de retour à Harwich, la banlieue de son enfance. « Quarante ans, c’est long. Les gens grandissent… ils grandissent et laissent derrière eux l’enfant qu’ils ont été. » (p. 668) Mais Bobby en est certain, il va retrouver Carol Gerber. Et peut-être aussi Ted Brautigan : le vieux lui avait fait une promesse et tout indique qu’il va la tenir. Finalement, tous les indices se recoupent : le gant de baseball, le roman Sa majesté des mouches de William Golding et Carol Gerber.
Les histoires de Bobby, Pete, Willie et John Sullivan sont comme des nouvelles indépendantes, ne serait Carol Gerber qui, tel le lapin blanc, passe de l’une à l’autre et relie les intrigues et les garçons entre eux. Au cours de la première histoire, l’angoisse monte progressivement, mais le mystère reste entier. Dans les trois autres histoires, point de surnaturel, si ce ne sont quelques flocons qui pourraient très bien passer inaperçus. Quand tout se rejoint, se noue et forme enfin le tableau ultime, on ne peut que saluer le talent de l’auteur qui fonde toute son histoire sur un amour d’enfance et sur une promesse. Moi qui n’aime que très peu les romans d’horreur, j’étais d’abord inquiète en ouvrant ce livre. Mais Stephen King a produit un récit très particulier qui relève du conte initiatique, du pamphlet pacifiste et du roman à clés.

L’Atlantide, c’est l’Amérique des sixties, un continent mythique disparu sous les bombes de la guerre du Vietnam. Oui, les bombes lâchées ailleurs ont tout de même détruit le pays qui les a envoyées. Les cœurs perdus, ce sont d’abord ceux du jeu de cartes qui a rendu presque fous tous les étudiants d’un dortoir universitaire. Ce sont surtout les espoirs et les rêves qui se sont échoués, soit sur la guerre, soit sur la vie. « Les cœurs peuvent se briser. Oui. Les cœurs peuvent se briser. Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux que nous mourrions en de tels moments, mais nous ne mourrons pas. » (p. 524 & 525) C’est donc le cœur en miettes, plus ou moins rafistolé, que les êtres continuent de vivre. Carol n’est pas le personnage principal, mais elle motive toute l’intrigue à mesure que son histoire se dessine dans le récit de l’un ou les souvenirs de l’autre. Le cœur le plus perdu, c’est le sien, celui de la gamine amoureuse de Bobby, celui de l’activiste presque par hasard et celui de l’enfant maltraitée par une bande de jeunes brutes. Carol est peut-être la meilleure incarnation des sixties. Elle est les sixties.

Oubliez vos préjugés sur Stephen King : ici, le maître de l’horreur est subtil et génial. Et grâce à lui, j’ai découvert un artiste, Phil Ochs.

8,70
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14 janvier 2013

D’aucuns disent qu’il y a toujours une femme derrière un grand homme. Pour Ernest Hemingway, la première d’entre elles, c’est Hadley. La première, oui, car il y en eut d’autres, même si Hadley Richardson fut la première épouse. Nous sommes en 1920, c’est l’époque des Roaring Twenties où le jazz et la prohibition contournée marquent une sortie de guerre sous les couleurs de l’euphorie et de l’insouciance. « Prenons une bonne cuite. / D’accord. Ça, on a toujours su faire. » (p. 413)

Dans ce roman, c’est Hadley qui prend la parole et qui raconte sa rencontre avec celui qui n’était tout d’abord qu’un journaliste enragé d’écriture et prêt à tout pour apprendre à devenir un écrivain. « Qu’avez-vous l’intention de faire ? / Entrer dans l’histoire de la littérature, je pense. » (p. 25) Outre cette rage de percer dans le monde des lettres, le jeune Ernest porte en lui le traumatisant souvenir de la guerre et des blessures qu’il a reçues. Tous ses démons sont déjà là, tapis derrière l’appétit d’écrire. Le mariage d’Hadley et d’Ernest est rapide et c’est tout aussi vite que le couple part à Paris. Aux dires de certains, il n’y a que là que l’on peut écrire, vraiment écrire.

Hadley comprend vite qu’elle ne peut et ne doit pas rivaliser avec l’écriture si elle veut garder son mari. Elle se fait son soutien le plus fidèle et le plus solide, alors même qu’elle dépérit dans cette ville étrangère, solitaire parmi la foule. Elle doit sans cesse composer avec les humeurs de son époux qui désespère de voir ses nouvelles publiées. Mais Ernest est un être sensible et attentif : entre deux humeurs, il fait tout pour combler son épouse et se sortir de son marasme intime. « Ce que j’ai compris, moi, c’est que si je m’occupais de ma femme – c'est-à-dire de toi – je me soucierais moins de moi-même. Mais peut-être que ça marche dans les deux sens. » (p. 112) Hadley et Ernest s’affrontent souvent, mais tiennent bon. Jusqu’à ce que la vérité éclate : il est notoire qu’Ernest avait un grand appétit pour les femmes, même si le remords accompagnait souvent ses incartades. « Les gens ne s’appartiennent qu’aussi longtemps qu’ils y croient l’un et l’autre. Il a cessé d’y croire. » (p. 468)

Dans ce Paris des années 1920, Hadley nous donne à voir Ezra Pound, James Joyce ou Gertrude Stein dans les cafés de Montparnasse et de la Rive Gauche. C’est tout un Paris mythique qui surgit sous la plume de Paula Mclain et c’est bien ce qui m’a le plus intéressée. Suivre l’éclosion de l’Hemingway écrivain est fascinant : on voit l’obscur journaliste qui court après les sujets et l’auteur en devenir qui gratte des pages pendant des nuits entières. Et quand vient enfin la reconnaissance, on peut se demander si elle valait tout ça. « Ce fut la fin du combat d’Ernest avec l’apprentissage et la fin d’autres choses également. Il ne serait plus jamais inconnu. Mais nous ne serions plus jamais aussi heureux. » (p. 309) À voir la fascination d’Hemingway pour la tauromachie, on ne peut s’empêcher de penser que l’écriture est une corrida et que l’auteur n’est peut-être pas le torero.

Par certains aspects, ce roman m’a rappelé Alabama song de Gilles Leroy, ce récit où l’on suit les déboires conjugaux et artistiques du couple Fitzgerald. On croise d’ailleurs Francis et Zelda dans les pages de ce récit. Le roman de Paula McLain est fondé sur un artifice, à savoir faire parler la femme cachée derrière l’homme. Mais créer un personnage à partir d’une personne réelle tout en soutenant l’illusion de la réalité, ça prend difficilement avec moi. Nul doute que l’auteure connaît son sujet et qu’elle s’est documentée avant de donner la parole à Hadley, mais il me manque de véritables interventions de cette épouse trimballée dans toute l’Europe. Des lettres ou des extraits de journaux auraient très largement contribué à renforcer la longue confidence de cette femme qui, finalement, reste bien impalpable malgré la volonté de Paula McLain de la sortir de l’ombre.

Le titre original est The Paris Wife et je trouve qu’il correspond beaucoup mieux au roman. Peut-être que cette expression ne fait pas suffisamment sens pour les lecteurs francophones, mais le destin d’épouse d’Hadley est liée à Paris et il est dommage que le titre français occulte cette facette du personnage. Madame Hemingway est un beau roman sur l’amour et l’abnégation conjugale. Il m’a donné envie, plus que jamais, de découvrir les œuvres d’Hemingway qui me manquent.

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8 janvier 2013

Un homme se souvient. Quand il était enfant, il a vécu plusieurs années avec son grand-père. L’homme tenait le café de l’Excelsior. Cet endroit est désormais le réceptacle de tous les souvenirs de l’ancien gamin. Au gré de la mémoire, on découvre un passé chaleureux, bien qu’un peu crasseux, mais incroyablement doux. Le cafetier était un de ces hommes massifs qu’on sait tous avoir croisé, au moins une fois. « Grand-père avait ses pudeurs et se retenait dans ses prophéties inspirées des alcools fruitiers ou bien encore des verjus de l’Anjou. Il fut donc un poète du silence et ce qu’il n’a jamais osé dire valait bien, j’en suis certain, un plein boisseau de lauriers tressés. » (p. 14) C’est un rustre colosse, un cœur immense sous des monceaux de bougonnerie.


Entre le gosse et l’ancêtre, il y a plus qu’un lien de parenté : le vieux protège le jeune et le jeune illumine le vieux. C’est une relation qui pourrait se passer de mots : inutile de nommer les sentiments quand les personnages les incarnent à ce point. « Grand-père ainsi me réécrivait le monde, l’arrangeait à sa façon, pour me plaire, me consoler, parfaire mon éducation familiale ou historique. » (p. 33) Mais comme annoncé très rapidement, l’enfant et l’aïeul ont été séparés. Le lien ne subsiste alors qu’au travers des lettres que le cafetier envoie au gamin, d’une écriture lourde et malhabile. Mais cette correspondance gauche est une prose sublime pour le môme isolé. « Et c’est ce livre-là que j’emporterais, de préférence à tout autre, sur l’improbable île déserte. » (p. 78)
Le narrateur redevient le gamin qu’il était, ou plutôt l’enfant reprend ses droits sur le cœur de l’homme. L’amour transparaît au fil des mots et c’est une nostalgie bourrue qui s’exprime. L’enfant a fait sien le caractère de son grand-père et il ne peut évoquer son souvenir que la gorge serrée, se défendant des larmes qui perlent au coin des mots. Dans une langue superbe, Philippe Claudel donne ses lettres de noblesse au café, à l’estaminet d’antan, au troquet du coin. Il fait briller le zinc et remplit les verres. D’aucuns critiquent la philosophie du café du commerce : ne raillez pas la poésie du comptoir servie par la plume de Philippe Claudel.